Dans le Gros Journal de ce mardi 16 mai, Mouloud Achour a posé son plateau à la Philharmonie de Paris pour y recevoir le chef étoilé Alain Passard et le musicien Matthieu Chedid.
Ce dernier est venu présenter son sixième album, Lamomali – résultat d’une collaboration avec plusieurs artistes internationaux tels qu’Amadou & Mariam, Oxmo Puccino ou Ibrahim Maalouf – sorti le 7 avril.
Il était accompagné du chef étoilé Alain Passard qui est actuellement exposé au palais des Beaux-Arts de Lille, “Alain Passard réveille le palais”, pour présenter ses collages et sculptures.
Ensemble, ils ont abordé leur passion commune pour l’improvisation – qu’elle soit culinaire ou musicale -, les liens qu’entretiennent son et cuisine, ainsi que leur parcours respectif.
Le Gros Journal avec Alain Passard et Matthieu… par legrosjournal
Salut et bienvenue dans le Gros Journal. Ici, on est à la Philharmonie de Paris. Il y a deux choses que j’aime faire dans la vie, c’est manger et écouter de la musique et j’ai avec moi les deux Français qui font du bien au monde entier, leur musique et leur nourriture traversent le monde, font du bien à la France, font rayonner notre pays et notre culture, Matthieu Chedid et Alain Passard, comment allez-vous ?
Alain : Moi je suis l’homme le plus heureux du monde. Je suis entre deux esthètes, deux épicuriens, deux hédonistes. Parfait.
On est des kiffeurs. C’est une émission de kiffeur. Matthieu, 20 ans de carrière, tu as fêté ça, c’est complètement fou.
M : Ça c’est dingue, j’ai du mal à m’en remettre. Mais oui c’est assez dingue, 20 ans. On a fêté les 20 ans du “Baptême” qui est mon premier disque il y a une semaine.
Alain : 20 ans, trois étoiles quoi.
Alain Passard, vous avez une expo à Lille qui est jusqu’au mois de juillet.
Alain : Oui.
Qu’est-ce qu’il y a dans cette expo ? Qu’est-ce qu’on peut voir pour que les gens comprennent le truc ? Normalement un chef ne fait pas une expo.
Alain : Non. Ce sont des petits loisirs, ce sont mes loisirs. En l’occurrence la peinture, les collages, et les bronzes. C’est des petits loisirs que j’ai comme ça entre deux sauces.
Ce que je veux dire, c’est que le point commun entre vous deux, c’est la main. Matthieu, ça veut dire que les sons, les textes partent de la main, il a tout le temps une guitare à la main, une guitare pas loin.
Alain : Matthieu, c’est à la fois la plus belle main de la musique française et la plus belle voix.
M : C’est trop, beaucoup trop. Effectivement le geste… c’est incroyable. Je fais beaucoup d’analogie entre la musique et la cuisine, entre autres, parce que c’est une sorte de mixage. C’est cette même obsession de l’équilibre, de trouver l’équilibre des saveurs, le voyage, les couleurs, les textures. On retrouve vraiment plein de points communs.
Il y a une notion qui vous est commune, dans la musique comme dans la cuisine, c’est l’improvisation.
Alain : Oui, pas de cahier de cuisine et jamais de partition.
Alain Passard, il n’a pas son petit livre de Jamie Oliver…
Alain : C’est ce que je dis toujours à mes chefs… je crois que le plus beau livre de cuisine, c’est la nature qui l’a écrit. Donc là, en ce moment, c’est la cuisine de mai. Dans le jardin, on a une quinzaine de saveurs.
À quel moment, Alain Passard s’est dit, on va enlever la viande et le poisson pour passer juste aux légumes ? Il faut comprendre que le mec qui est là, il cuisine les légumes d’une telle façon que les gens viennent à Paris du monde entier pour les manger.
Alain : Je crois qu’aujourd’hui, c’est une cuisine qui procure beaucoup de plaisir parce que c’est une cuisine qui se renouvelle. C’est ce que je dis toujours. J’ai un restaurant, il est au 84 rue de Varenne. J’ai une adresse, mais en fin de compte, j’ai quatre restaurants. Parce que tous les trois mois, ça change.
Ce restaurant c’est l’Arpège. Il se concentre sur l’émotion de la cuisine… la musique procure des émotions. Moi, une émotion que j’adore ressentir quand j’écoute de la musique, c’est la nostalgie. Ce qu’on appelle “Saudade” au Brésil, au Portugal. Est-ce que la nourriture procure cette nostalgie ? Est-ce qu’il y a ce truc d’aller chercher les saveurs de l’enfance tout le temps ?
Alain : Oui, bien sûr, on l’entend souvent. Parfois, j’ai des clients qui me disent “Oh là là, je rêve d’un plat. Il y a un plat que je n’ai pas goûté depuis dix ans, j’aimerais le goûter”. Donc on sent qu’il y a une véritable nostalgie et j’aime aller dans cet espace, faire plaisir en créant la saveur qu’on a oubliée.
Matthieu, est-ce qu’après 20 ans de carrière, tu es toujours nostalgique du cool ?
M : Ce qui est drôle c’est que c’est la première chanson que j’ai sorti : “Nostalgique du cool”, ce qui est assez troublant. C’est précurseur. D’ailleurs celle d’après, c’était “Souvenirs du futur”. D’une certaine manière, je suis toujours sensible justement aux racines. Il faut toujours se rappeler d’où ça part. Donc “Nostalgic du cool” c’était cette nostalgie que j’avais déjà en moi et surtout une nostalgie d’une certaine enfance. J’ai toujours cette peur de perdre cette grandeur, cette fraîcheur qui aussi fait parti foncièrement du charme. Parfois quand il y a trop de maîtrise, on finit par perdre cette insouciance-là. Je trouve que c’est important d’arriver à la préserver d’une certaine manière.
C’est quoi les accords qui te rendent le plus nostalgique quand tu les entends ?
M : Là, je jouais “Nostalgic du cool” sur cette guitare qui est un ukulélé, que je ne maîtrise pas encore très bien donc je prends des cours avec moi-même… Le ukulélé est encore plus aigu donc ça fait que je chante plus aigu encore que d’habitude. Ce qui n’est pas évident… C’est vrai que cette chanson est assez nostalgique tout en étant un peu joyeuse, mais il y a cette chose qui me rappelle tous ces souvenirs. Il y a un temps, je n’aurais jamais pu imaginer me retrouver encore ici à parler de ça.
On va parler de la mémoire. Lamomali, qui est pour moi l’un des albums les plus incroyables de l’année est un voyage dingue. Je tiens vraiment à te féliciter pour ça. Je t’ai suivi sur les réseaux sociaux pendant que tu l’enregistrais, et on avait l’impression qu’à chaque fois que tu te baladais au Mali, tu te prenais des répercussions mémorielles, comme si la musique était dans les endroits où tu allais.
M : C’est marrant parce que je n’ai pas fait Lamomali au Mali. Je l’ai fait à Paris dans mon petit appartement. J’ai ramené les Maliens chez moi, dans mon salon. Obligatoirement, à l’image des écrivains du XIXème, c’est un Mali un peu rêvé et c’est effectivement un Mali qui est lié aux sens, aux sensations, aux souvenirs, à la mémoire de ce que j’ai pu vivre, à des fragments de moments. Évidemment à des rencontres parce que ce n’est surtout pas un album de M, c’est un album collectif, collaboratif de plein de musiciens magnifiques.
Est-ce que tu peux, juste de mémoire, nous dire quels sont les artistes présents sur le premier morceau de l’album ? Ce n’est pas possible de ramener autant de monde sur un morceau.
M : Sur la même chanson effectivement, il y a Youssou N’Dour, Seu Jorge, Hiba Tawaji, il y a une chanteuse chinoise, ChaCha, un chanteur Indien, je me perds moi-même.
Nekfeu…
M : Nekfeu effectivement, Philippe Jaroussky, Santigold, une Américaine, après un Sénégalais… ils fusionnent et célèbrent surtout, parce que ce n’est pas dans la pathos, ce n’est pas dans le sentimentalisme. C’est dans la fête.
L’album est né après les attentats à Paris. Moi, sincèrement, quand j’ai vu qu’il y avait un album qui se préparait après ça, je me suis dit : “Putain ça va être chiant, on va souffrir, on va être dans le pathos”. Justement, tu as décidé de répondre avec un album ultra joyeux.
M : Je dirais à l’image du 13 novembre, évidemment que c’est effroyable et d’une tristesse infinie. Mais il ne faut jamais occulter, dans ces ombres incroyables, les petits filets de lumière. Il y avait aussi cet élan de rassemblement incroyable. On se rappellera toujours de ce moment où l’on s’est tous réunis après les attentats. À quel point on prenait conscience de notre liberté d’expression, mais aussi du fait qu’on était interconnectés les uns aux autres et qu’il y avait une solidarité très naturelle. On va dire que je vais plus mettre la lumière sur cette chose-là. Comme le Mali : en parlant toujours des catastrophes et des attentats, on en oublie qu’il y a la beauté de la culture malienne, la grâce, des sourires… évidemment des couleurs, la vertu des couleurs, l’élégance, la danse, la musicalité et tout ça, c’est d’une beauté infinie.
Il y a aussi une certaine idée de la France et de son rayonnement, de ce qu’elle devrait véhiculer pour continuer de rayonner. On nous raconte une France qui se recroqueville sur elle-même et ce que vous racontez tous le deux, toi dans ta musique et vous dans vos plats, c’est de la couleur, de l’ouverture et de l’audace. Est-ce que ce n’est pas ça, finalement, être français ?
Alain : Moi, je sais qu’en écoutant cet album, il y a justement toute cette réunion, toute cette ronde de personnes. J’ai eu envie de faire la même-chose culinairement. Plus je regardais, plus je voyais tous ces personnages, et je me suis dit : “Culinairement, comment est-ce que je peux traduire ce que je suis en train de voir ?”. Musicalement, j’ai eu envie d’avoir trois ou quatre cuisiniers à mes côtés, et on fait la cuisine ensemble. Chacun ajoute un élément, une saveur, un parfum, une texture.
M : Je rebondis là-dessus parce qu’on est à la Philharmonie et j’ai eu la chance de faire une exposition il n’y a pas très longtemps avec Martin Parr qui est un photographe anglais génial. J’adore ses photos et son univers et on a décidé de faire une sorte de métissage. J’ai mis en musique les photos de Martin Parr, qui est aussi évident qu’improbable, parce que bizarrement, quand tu arrives dans l’exposition et que tu entends de la musique sur des photos, ça accompagne assez bien, il n’y a rien d’incroyable. Comme je suis sûr que si on passait un petit plus de temps ensemble, on mélangerait la musique et la cuisine. Ce qui paraît assez évident aussi.
Alain : Bien sûr.
M : Je pense que souvent, on s’enferme dans des espèces de petites réalités en se disant : “Ça c’est impossible, ça on ne peut pas le faire.” Mais effectivement, on voit que tout est à peu près possible.
Quand on se fait un album comme celui-là, est-ce qu’on a envie après 20 ans de carrière de se dire : “Je refais un album de M”. Est-ce que M est mort ou pas ?
M : M, c’est quelque part, ma part poétique, c’est ma fantaisie, c’est aussi mon masque, ma protection, c’est mon petit grigri à moi, et justement il se réinvente. Je crois que ce qui serait un peu plus tristounet, c’est si tout d’un coup, j’étais figé dans une image, une image mentale qui reste la même. Si je m’agrippais bêtement à cette image-là, ce serait un peu pathétique. Ce qui est intéressant, c’est de réinventer toujours ce M qui a plein de visages différents.
Parce qu’il y a un truc dingue, c’est que quand M est arrivé, c’était un enfant qui jouait au grand, avec un look d’enfant. Et là, le Matthieu Chedid qu’on voit de plus en plus, c’est un type qui joue comme un enfant, qui n’a plus de problèmes d’adultes.
M : Peut-être, je ne me rends pas compte, ça doit être ça. C’est vrai qu’on évolue, ce qui est important surtout c’est d’être en phase, ce qui est important ce n’est pas ce qu’on fait, c’est ce qu’on est. Donc à un moment, il faut arriver à être à l’écoute de soi-même.
Moi je sens qu’il y a un moment où tu te dis : “Ok, la vie est ce qu’elle est, et c’est la musique qui va me porter”. J’ai l’impression qu’il n’y a pas eu d’autre chose que la musique.
M : C’est vrai que je me laisse vraiment porter par les rencontres aussi. Parce que cet album dont on parle, Lamomali, il y a encore un an et demi, on faisait ça dans mon salon, et c’était plus entre nous pour le plaisir de jouer et partager de la musique, mais je n’aurais jamais imaginé faire un disque. Il n’y a pas de projection, rien n’est calculé, comme quand je me suis retrouvé en famille il y a quelques temps, avec mon père, mon frère et ma soeur. Je dirais que je me laisse porter effectivement, par toutes ces envies en fait.
Alain Passard, ça donne quoi un freestyle en cuisine ? Est-ce qu’il y a un souvenir de freestyle mémorable ? Est-ce qu’il y a un plat qui n’était pas prévu qui reste une signature ?
Alain : Justement, pour revenir un petit peu à ce que vous disiez tout à l’heure, je crois qu’on ne peut pas effacer, on ne peut pas gommer tout ce que l’on a fait avant. C’est ce qui nous permet aujourd’hui de faire autre chose et c’est ce qui nous permet effectivement l’improvisation et puis parfois le truc qui ne va pas quoi.
Est-ce que cela vous arrive, à l’Arpège, dans votre restaurant, de croiser des mythos ?
Alain : Non.
Vraiment ? Des mythos qui diront “Je payerai l’addition plus tard” ou “il m’est arrivé un truc de fou”, non vous ne connaissez pas ?
Alain : Il y a eu quelques grivèleries…
Est-ce que vous avez eu Serge Le Mytho une fois chez vous ? Vous connaissez Serge Le Mytho ?
Alain : Non
Allez, c’était qui le plus grand mytho ?
Alain : Pas de nom.
Dans la musique, il y a plein de mythos
M : C’est possible oui.
“C’est moi qui ai enregistré les albums de Prince…”
M : Oui, ça appartient à des mondes entre rêve et réalité. Parfois on ne sait même plus qui a fait quoi. C’est quand même assez fragile tout ça.
On ne va pas vous le cacher, cette émission est basée sous le signe de l’anniversaire. On a un gâteau, une bougie, un cadeau, un kiff. Pierre Hermé, ça vous parle ?
Alain : Ah oui.
Manger, écouter de la musique c’est ce qu’il y a de mieux dans la vie, donc on termine cette émission comme ça. Matthieu Chedid, 20 ans de carrière ça se fête. Le gâteau qui arrive, parce que nous on a que de l’amour pour toi, depuis le début. Du gros love. Alain Passard, on se retrouve à l’Arpège.
À demain !