Ce soir, une émission spéciale avec quelqu’un qui fait très rarement des plateaux de télévision. Il est philosophe, il fête ses 80 ans cette année, c’est Alain Badiou, auteur du livre La vraie vie. Il pose également une question centrale qu’on a posée toute l’année dans cette émission, que signifie : “Changer le monde”. C’était modestement l’envie du Gros Journal de pouvoir changer le monde dans lequel on vit. Mais également de parler de combat qui nous ont touchés cette année comme celui d’Assa Traoré qui a milité toute l’année pour la mémoire de son frère Adama Traoré décédé il y a un an.
Le Gros Journal avec Alain Badiou et Assa… par legrosjournal
Mouloud : Salut et bienvenue dans le Gros Journal. Pendant une saison, cette émission s’est évertuée à donner la parole aux gens qui étaient dans la vraie vie. Aux gens qui sont restés dignes, aux gens debout, aux gens qui se sont battus, aux gens qui ont tentés de venir dans cette émission pour dire des choses, pour ne pas se laisser humilier par la société dans laquelle on est en train de vivre. Et cette émission, elle est très importante pour nous parce qu’on reçoit quelqu’un dont on a suivi le combat toute l’année, c’est Assa Traoré. Salut Assa.
Assa Traoré : Bonjour Mouloud.
Ca va ?
Ca va et toi ?
Tu sors le livre Lettre à Adama avec Elsa Vigoureux. Et Alain Badiou.
Alain Badiou : Bonjour.
Comment allez-vous ?
Alain Badiou : Très bien.
Philosophe français le plus traduit dans le monde.
Alain Badiou : Oui
Qu’on dit communiste.
Alain Badiou : Pourquoi pas.
Auteur de La vraie vie. Et vous sortez un livre qui est la question qu’on a posée toute l’année, “Que signifie réellement changer le monde “ ? J’ai d’abord une question très simple à vous poser, c’est quoi votre vraie vie, Assa Traoré, Alain Badiou ?
Alain Badiou : La vraie vie aujourd’hui, nous, elle a changés. La vraie vie c’est Adama. Adama mort, mais la vraie vie…
Il y a un an…
Assa Traoré : Oui. Il y a un an bientôt, au mois de juillet. Retrouvez mort dans des conditions atroces, dans les locaux de la gendarmerie. Et depuis, on se bat.
Alain Badiou, la vraie vie c’est quoi pour vous ?
Alain Badiou : C’est beaucoup de choses, mais je pense en écoutant ma voisine, ma voisine qui ressemble à Antigone de Sophocle. Elle se bat pour la mémoire de son frère, et qui ne recule devant rien pour ce combat. Je pense que la vraie vie, c’est toujours le moment ou d’une certaine manière, la vie au lieu de se soumettre à l’ordre social, aux lois, de s’écraser devant les répressions, etc. de rien faire de ce qu’elle fait. De dire :”bon, à quoi ça sert ? Acceptons, etc.”
La vraie vie c’est quand on prend un autre chemin. Un autre chemin qu’on décide soi-même, quelquefois solitairement, qu’on décide soi-même et qui, malgré tout, relève toujours d’un certain nombre de principes. Voilà, il y a des choses qui se sont passées, eh bien nous n’accepterons pas qu’elles se soient passées comme ça, que personne n’en ait le remord, que personne ne déclare que c’est une faute, que l’on soit entouré par le mensonge. On n’acceptera pas ça voilà. Et à ce moment-là, on se rend compte qu’on devient capable de ce dont on ne se savait pas capable. Avant, on ne savait pas qu’on saurait faire ça. Mais là on le sait, on l’apprend et c’est ça, la vraie vie. C’est toujours apprendre une ressource intérieure qu’on a et qu’on ignorait avant.
Qu’est-ce que faisiez Assa avant que cette affaire n’arrive ?
Assa Traoré : Je travaillais. J’étais éducatrice à Sarcelles en prévention spécialisée. Avec des jeunes qui ont entre 11 et 25 ans. Qui eux aussi vivent certaines injustices. On les accompagne afin qu’ils puissent avoir un meilleur avenir. J’étais en Croatie, un jour avant, avec un groupe de jeunes. Et le 19 juillet, tout ça a changé, tout ça a basculé. Et comme vient de le dire Alain Badiou, on découvre une autre personnalité de nous, une autre force qu’on avait, qui était enfoui, qui était caché.
Alain Badiou : Des choses qu’on soupçonnait ne pas être capable de faire.
Assa Traoré : Pas du tout.
Toujours pas de nouvelles de François Hollande ?
Assa Traoré : Il est parti.
Alain Badiou : Non pas du tout. Je pense que monsieur Hollande a montré ce qu’il était vraiment, vis-à-vis de sa société, vis à vis de comment ils nous considèrent, vis-à-vis de comment il considère mon frère ou aux jeunes des quartiers. Il nous a montrés ce qu’il était.
Il est quoi ?
Assa Traoré : C’est une personne qui en tout cas, vis-à-vis de ma famille, la famille Traoré, vis-à-vis de mon frère, qui nous a apporté un mépris, un manque de respect, un manque de considération ou le nom de mon frère n’a même pas frôlé ses lèvres sur sa dernière année et mon frère est mort quand même dans les locaux de la gendarmerie. Les gendarmes qui sont sous la responsabilité de cet État. Aujourd’hui, nous avons un président qui a quand même fait passer une loi qui donne une grande impunité à ces forces de l’ordre. Donc même si vous avez demandé à nous recevoir, on aurait refusé.
Et Emmanuel Macron ? Le dialogue est possible avec lui ?
Assa Traoré : On va voir ce qu’il va apporter. Quel soutien il va nous apporter. Comment il va se positionner ? Mais après, il faut savoir que ce soit Emmanuel Macron ou un autre président, nous notre positionnement ne va pas changer. Ce que l’on veut c’est la vérité et la justice. On veut que ces gendarmes soient punis à la hauteur de leur crime. On veut que cet État nous donne ce qu’il nous ait dû. Ce que l’on demande, c’est un droit. On ne quémande rien du tout. Ce n’est pas de la charité que l’on demande. On demande un droit qui nous ait dus.
Alain Badiou, vous avez écrit une phrase dans une tribune il y a quelques années, vous dites : “Mon fils adoptif est noir, mais aux yeux de la police, ça fait de lui un suspect.”
Alain Badiou : Absolument, je l’ai constaté. Je l’ai constaté de fait. Mon fils adoptif est d’origine congolaise et j’avais écrit cette tribune parce que j’avais remarqué qu’il faisait certaines bêtises, je le reconnais très bien. Je ne dis pas que c’était un petit saint. Mais je remarquais qu’il était constamment interpellé, constamment conduit en garde à vue, malmené en garde à vue, de façon physique et réelle et que là, il y avait un comportement policier inadmissible véritablement fondé sur ce que l’on sait très bien. Les contrôles aux faciès comme on dit. Et que lui, il est africain, il est noir, il était jeune et c’était trois crimes.
Assa j’ai une question, vous êtes combien de frères et soeurs ?
Assa Traoré : On est dix-sept.
Combien de frères, combien de soeurs ?
Assa Traoré : Douze garçons et cinq filles.
Pourquoi est-ce que c’est toi Assa une fille, qui a été mise en avant, qui a pris la parole ?
Assa Traoré : J’étais la plus grande à la maison. Tous ceux qui étaient au-dessus de moi avaient déjà pris leur indépendance. Je suis celle qui a grandi avec mes petits frères. Et à la mort de mon père, j’étais celle qui était à la maison. Donc une relation s’est créé, une relation de soeur, une relation de mère. C’est moi qui porte cette voix-là, mais ce n’est pas moi qui meurs dans ces quartiers-là. Ce n’est pas moi qui me fait malmener, ce n’est pas moi qui me fait violenter.
Il y a aussi la vraie police. Je tiens à remercier les policiers qui nous ont écrits. Parce qu’après les émissions qu’on a faite sur cette affaire, beaucoup de policiers nous ont envoyées des mails pour nous dire : “On n’est choqué par cette affaire, on est pas d’accord avec ce qui se passe autour de l’affaire Traoré.” Et les policiers ont aussi des conditions de travail terrible. Ce qu’ils nous racontaient eux dans leurs messages, c’est qu’ils ont à la fois dans un manque de moyens conséquents, qu’ils sont souvent la cible d’attaques et qui ont affaire déjà avec des policiers qui ne sont pas d’accord avec eux et qui agissent comme ça. Elle est où la solution ?
Assa Traoré : Nous on ne se bat pas contre eux. On se bat contre la mauvaise police, contre ces mauvais gendarmes, contre cette mauvaise France. Ces mauvaises conditions de vie, de travail de ces policiers ne doivent pas empiéter sur mon frère, sur tous ces jeunes de quartier. Ils ne doivent pas payer pour ça. Donc l’Etat encore une fois, doit prendre ses responsabilités vis-à-vis de sa population, vis-à-vis de sa police.
Est-ce qu’il faut commencer à considérer la police non pas comme un ensemble comme on considère les jeunes de banlieue de l’autre côté. Mais commençaient à traiter les individus. C’est peut-être aussi ça qui ferait avancer les mentalités.
Alain Badiou : Je suis complètement convaincu, d’autant plus qu’après tout, nous savons bien qu’une police il en faut une. À la fin des fins, un monde sans police, ce serait l’idéal. Cela supposerait que la vraie vie soit la vie partagée par tout le monde. Donc le problème n’est pas là. Le problème est toujours celui de la responsabilité politique à la fin des fins. Donc sans doute, il y a-t-il des policiers qui doivent être nommés, condamnés, pour les crimes qu’ils ont commis. Ça c’est une chose.
Mais la police en général, c’est une question politique. La responsabilité ultime de ce qu’il s’est passé dans cette affaire comme dans beaucoup d’autres, nous devons la chercher en vérité du côté des organisateurs véritables de la police qui normalement devraient assumer eux-mêmes la responsabilité de ce qu’il se passe et veiller à ce que ça ne se reproduise plus. Donc en effet, le combat véritable n’est pas contre la police. Je suis d’accord sur ce point. Le combat véritable est contre la politique qui autorise que la police fasse ce genre de choses.
Est-ce que la politique c’est encore quelque chose qui peut améliorer la vie des gens ?
Alain Badiou : Écoutez, je crois que ça dépend comment on entend le mot “politique”. C’est toujours la même chose. Quel est le degré de mobilisation subjective, personnel de la grande masse de la population dans l’affaire. Si la politique est strictement une affaire de professionnels, eh bien, on aura toujours des problèmes. Parce que ces professionnels sont de plus en plus, au fur et à mesure qu’ils s’engagent, dans le métier largement coupé de la population et particulièrement de la population qui est dans les conditions de vie les plus difficiles. Au fond, c’est le grand problème : “Comment la politique peut-elle être plus près de la vie des gens ?” Et si la politique est prêt de la vie des gens, alors il y a des chances que cette vie des gens deviennent une vraie vie.
On va parler de la place que l’on doit laisser aux jeunes parce que c’est une question centrale que vous posez tous les deux. Vous dites tous les deux qu’on n’aime pas assez la jeunesse, qu’on ne lui donne pas assez les rênes, qu’on lui fait perdre la confiance en elle, qu’on la criminalise, qu’on la juge, qu’on la met de côté. Aujourd’hui, on a un président qui se dit “jeune” et qui est jeune. Est-ce que ça va changer ?
Alain Badiou : Je ne suis pas sûr qu’il y ait une corrélation directe entre les problèmes de la jeunesse et la jeunesse du Président de la République. Je ne suis pas sûr que ce soit une conséquence immédiate. Lui si je puis-je dire, il a été d’une jeunesse archi protégé. Je ne pense pas qu’il ait rencontré de nombreux problèmes comparables à ceux dont nous venons parler là. Il arrive au pouvoir dans des conditions d’ailleurs tout à fait exceptionnelles après tout de même avoir fréquenté le précédent gouvernement. Je crois que le fond du problème, c’est de savoir quelles sont les idées qu’il peut avoir concernant la jeunesse, l’éducation, l’enseignement, le rapport de la police aux jeunes, la vie dans les quartiers etc. Ça nous le verrons. Je suis toujours preneur d’une bonne idée, d’une action généreuse et efficace mais si vous me demandez mon avis personnel, je suis plutôt soupçonneux.
Je peux vous poser une question indiscrète ? Vous êtes né en quelle année?
Alain Badiou : 1937.
En 2017, pour vous ça veut dire quoi être jeune ?
Alain Badiou : Etre jeune signifie beaucoup de choses dont j’ai essayé de parler dans La vraie vie. Après tout, je les ai fréquenté les jeunes. Je vieillissais mais d’autres jeunes arrivaient toujours dans mon enseignement.
Vous vous sentez encore jeune ?
Alain Badiou : Oui, il y a une jeunesse d’esprit. Mais ce qui caractérise la jeunesse voyez-vous, c’est qu’elle est obligée de refaire pour son propre compte, un itinéraire. Et il faut qu’elle invente son propre chemin. On ne peut pas le lui dicter. On ne peut pas lui imposer, elle fera sa propre expérience dans des conditions qui sont celles de la société qu’elle rencontre dans la jeunesse. Et ce que je vois, c’est qu’il y a des changements. J’ai connu la jeunesse des années 60, j’y ai participé. Elle était traversée par une sorte d’élan, libérateur, un peu anarchisant, etc. C’était une chose, aujourd’hui elle est quand même traversée par un principe d’extrême difficulté à voir clair, à s’orienter dans un monde brouillé, opaque où peu de choses lui sont offertes. Où elle doit à la fois combattre, mais combattre pourquoi finalement ? Pour avoir une bonne place dans ce monde légèrement pourri. C’est un peu décourageant. Et donc je crois qu’aujourd’hui, être jeune, c’est faire front à cette difficulté et c’est participer à des choses comme la lutte pour la mémoire d’Adama Traoré. C’est participer aussi à l’idée qu’il faut une transformation de la place des jeunes dans la société telle qu’elle est aujourd’hui. Parce qu’au fond, ce qu’il lui est proposé, ou bien vous vous intégrez, vous jouez le jeu, vous cherchez une bonne place ou bien vous en êtes incapables et alors restez dans votre coin et vous pouvez y pourrir, on s’en fout. C’est quand même ça le discours qu’il lui est tenu. Enfin ce n’est pas le discours qu’il lui est tenu, il y a beaucoup de fleurs autour, mais c’est le contenu du discours qu’il lui est tenu. La jeunesse se révolte et se révoltera plus encore si on essaie de continuer dans cette voie-là.
On est sur l’une des dernières émissions de la saison. Dernière question. Ça été quoi 2017 pour vous ? De quoi 2017 est-elle de nom ?
Alain Badiou : Vous savez, j’ai envie de ne pas dire que ça était l’année de l’élection présidentielle parce que c’est trop médiocre. Ca été tout de même, l’année de votre combat par exemple. Ça été l’année où les jeunes commencent à se réunir, à se lever, à se souvenir de choses diverses. Je ne peux pas oublier que c’est le centenaire de la révolution d’octobre en Russie. Chose qu’on pourra raconter, critiquer, examiner comme un souvenir, un jalon dans l’effort de l’humanité pour faire ce que nous avons parlé d’un bout à l’autre. C’est-à-dire qu’elle s’occupe enfin de ses propres affaires.
Et vous avez aussi 80 ans. Cette année, en 2017.
Alain Badiou : Ca arrive.
Assa, 2017 ?
Assa Traoré : 2017 c’est beaucoup de choses. C’est Adama. Le combat d’Adama, la famille Traoré, c’est mes frères. C’est toute cette jeunesse, tout ce pays, c’est tout ces combats. On va arriver sur les un an de Adama au mois de juillet. Et 10 ans en arrière, le 17 juin, on arrive sur Lamine Dieng aussi. Donc on prend un an ou dix ans, c’est encore la même chose. L’avancement est beau, l’avancement est fort et je pense que c’est une année où l’on va vers une belle révolution pour que les choses changent. Et moi, c’est ce que j’ai envie de porter.
C’est également ce que l’on a envie de porter. Merci d’être venus. Merci beaucoup à tous les deux. C’était très important de vous avoir pour la fin de la saison. 2017, ça aura été l’année du Gros Journal. On a pas traité l’élection présidentielle avec les hommes politiques. On n’a invité les gens qui réfléchissent, qui vivent et qui subissent cette politique, à ceux qui veulent la faire changer. Si vous voulez que le monde change autour de vous, tout ce que j’ai à vous dire, c’est réfléchissez par vous-même et évitez le contrôle. Que ce soit un contrôle d’identité ou un contrôle mental. Vous avez regardé le Gros Journal, on était en 2017, à bientôt.