Ce soir, Mouloud Achour installe son plateau au Club 50 Foch, une salle de sports du 16ème arrondissement de Paris. Il y accueille Iryna Stepanova, quadruple championne du monde de culturisme, et Edgar Morin, philosophe et sociologue, auteur notamment de l’ouvrage Sur l’esthétique. Une rencontre surprenante et passionnante.
À voir ici (retrouvez le transcript juste en-dessous) :
Le Gros Journal du 21/03 – avec Irina Stepanova… par legrosjournal
Retrouvez également dans Le Gros Journal, « Le Gros’Gustin » avec Augustin Trapenard qui rencontre la photographe Bettina Rheims pour évoquer la beauté des femmes. Et aussi « Le Gros casting » de Sébastien-Abdelhamid.
Mouloud : Est-ce que ça existe un corps parfait ?
Iryna : Le corps parfait, c’est surtout l’harmonie du corps, donc bien-sûr que pour moi, il doit être un peu musclé, puisque normalement on a tous des muscles, donc autant les travailler correctement.
Mouloud : Moi pour vous, je suis un corps totalement imparfait ? Il n’y a pas de…
Iryna : Disons… peu modelé.
Mouloud : Là vous voyez Irina qui est tranquille avec son petit sweat à capuche, mais regardez Iryna quand elle travaille. On a du mal à croire que vous êtes la même personne, c’est combien d’heure d’entrainement par jour ? Si je veux être Iryna par exemple.
Iryna : Un an pour retrouver une petite ligne, et puis en deux, trois ans on est bon.
Mouloud : Trois ans ?
Iryna : Oui, trois ans.
Mouloud : Moi j’aurais dit huit perso pour être comme vous. (…) Est-ce que vous pouvez montrer votre bras ? Pour qu’on comprenne la différence entre vous et moi. Par exemple, moi si je fais ça, il ne se passe rien du tout.
Iryna : Moi je ne sais pas, je ne me suis pas échauffé. Ça va comme ça ?
Mouloud : Ah oui c’est sérieux, c’est très sérieux (…)
On va recevoir l’un des plus grands penseurs, philosophes français, c’est un résistant, il s’appelle Edgar Morin. Il va avoir 96 ans cette année, et c’est un honneur de l’avoir dans le Gros Journal. On va parler avec lui de beauté et d’esthétique.
Bienvenue Edgar Morin, c’est un honneur de vous avoir ici. Vraiment, vous êtes un résistant, l’un des plus grands penseurs français encore en vie. 96 ans d’idées, de pensées, une oeuvre incroyable. Vous avez réalisé, pour moi, le documentaire le plus beau que j’ai vu en France avec Jean Rouch. Je vous présente Iryna, 4 fois championne du monde de culturisme. Est-ce que vous comprenez la culture du culturisme ?
Edgar : Écoutez, il faut tout comprendre. La question et la relation entre se plaire à soi-même et plaire aux autres, parce que parfois le regard des autres vous empêche de vous plaire à vous-même parce que vous avez l’impression que les autres ne vous trouvent pas bien, ne vous trouvent pas beau. Je crois que le vrai problème, c’est d’établir une relation avec soi.
Mouloud : Aujourd’hui, tout le monde veut être beau, les canons de beauté sont omniprésents dans les clips, dans la pub. Il y a d’un côté les femmes Kardashian, de l’autre les femmes filiformes. La femme a toujours été vendue en tant que beauté dans la presse féminine.
Edgar : Vous savez, les publicités utilisent le plaisir que nous avons à contempler des belles choses pour nous montrer de belles images, notamment des beaux visages. Alors il est évident, que puisque nous sommes capables d’avoir des émotions esthétiques, on peut être manipulé de différentes façons dans ce sens-là.
Mouloud : Je vais vous montrer un exemple de dérive, quelque chose qui m’a arraché le coeur. C’est une candidate de télé-réalité, qui s’est fait attaquer sur Twitter, où l’on critiquait son physique, son apparence. Elle a décidé d’aller se faire opérer pour plaire à son public. Iryna, qu’est-ce que cela vous a fait de voir ces images ?
Iryna : J’avoue que cela fait un petit peu chair de poule, parce qu’être aussi jeune et avoir déjà des envies de changements, de ressembler à quelqu’un qui n’est pas elle.
Edgar : Vous savez, l’obsession de la beauté, qui est aussi celle de la séduction est quelque chose, qui, effectivement, peut inciter des femmes et même aussi des hommes à des opérations chirurgicales pour avoir une belle esthétique. Seulement, on oublie une chose. Quand j’ai fait une enquête, il y a longtemps, dans un coin perdu de Bretagne. J’ai vu des vieilles femmes paysannes de 80 ans, le visage ridé, mais dont le visage exprimait une beauté extraordinaire.
Vous savez, les sentiments intérieurs, quand on vieillit, passent sur l’expression et sur le visage, et c’est très curieux. Il y a des visages qui se défigurent en vieillissant parce qu’on a eu la peur de vieillir, la peur de perdre la séduction, la peur de perdre les enfants, et à ce moment le visage devient laid. Ou bien vous avez au contraire la personne qui est aimante, qui s’occupe d’autrui, qui est dévouée… Et à ce moment-là quelque chose va resplendir dans son visage.
Mouloud : Je vais vous montrer une autre séquence. C’est extrait du film Les trois frères des Inconnus, et c’est Pascal Légitimus qui imagine la femme de ses rêves.
Edgar : Ce qui est très curieux, c’est qu’on a dépassé le stade où il y avait une sorte d’idéal stéréotypé qui s’imposait à tous. Maintenant, on est mieux capable de voir différents types de beauté. Ils ne sont pas seulement dans la régularité des traits, mais sont aussi souvent dans l’expression. C’est l’expression qui est la chose la plus importante.
Mouloud : On va continuer à parler de la beauté. Iryna merci beaucoup d’être venu avec nous.
Mouloud : Edgar Morin, on a parlé de la beauté avec Iryna. Votre livre Sur l’esthétique est en plein dans l’époque, vous avez bientôt 96 ans mais vous êtes encore sur les réseaux sociaux. C’est vous qui tenez votre propre tweeter, et ça il faut le dire parce que plein de gens pensent que ce n’est pas vous, mais c’est vous qui tweetez encore. Ca vous vient d’où la passion de tweeter ?
Edgar : J’ai gardé des curiosités de l’enfance, des aspirations de la jeunesse tout en perdant mes illusions et puis je crois le goût de la vie. Je pense le goût de la vie, l’intérêt pour les choses, pour les êtres, la curiosité aussi.
Mouloud : Est-ce que vous connaissez Snapchat ?
Edgar : Qui ?
Mouloud : Snapchat !
Edgar : Non.
Mouloud : Alors je vous montre. Snapchat est un réseau social où l’on peut par exemple se prendre en photo, et on ajoute un filtre. Je vous montre : ça c’est vous, j’appuie là-dessus, et je peux choisir un filtre. Ok ? Donc là, regardez, vous êtes un petit chaton.
Edgar : Ça c’est pas mal.
Mouloud : C’est pas mal non ? Et qu’est-ce que vous pensez aujourd’hui de ces réseaux sociaux où n’importe qui peut avoir l’air beau, en se filtrant, sur Instagram. Toutes les photos que l’on poste maintenant sont des photos filtrés de soi qu’est ce que vous en pensez ?
Edgar : On vit avec son propre double, le double on le voit dans le miroir, dans le reflet, dans les rêves il se promène etc… Et dans le photo on restitue ce côté spectral du double et aujourd’hui je crois que en plus le « selfie » a permis une débauche des photos de soi, de son propre double.
Mouloud : Vous savez qu’on est en période électorale, les discours se multiplient et se suivent et vous, votre génération vous avez vu et vous avez assisté à ce discours là. Vous y étiez ?
Edgar : J’étais présent, j’étais dans cette foule, oui, c’était un moment d’émotion extraordinaire et on a vécu une extase, c’est à dire que l’émotion esthétique, l’émotion vous conduit presque à l’extase, une extase collective.
Mouloud : On va parler d’extase et peut-être d’ecstasy avec lui parce que vous vous avez eu De Gaulle, nous on a Emmanuel Macron.
Edgar : Bon il soulève d’enthousiasme ses fidèles mais pour moi c’est un personnage qui a acquis une épaisseur historique peut-être qu’il l’obtiendrait j’en sais rien… mais bon.
Mouloud : Vous vous appelez Edgar Morin votre vrai nom c’est Edgar Nahoum, Edgar Morin c’est votre nom de résistant, vous faites parti des gens qui ont libéré Paris avant la fin de la seconde guerre mondiale. J’ai une question : de ma génération à la vôtre, comment résister aujourd’hui ? Vous étiez ami avec Stéphane Hessel, qui nous a laissé avec Indignez-vous, la question que j’ai à vous poser c’est comment résister ? Comment doit-on résister ?
Edgar : Vous savez, d’abord le “non” de notre résistance à l’occupation et au nazisme, était à l’époque un “oui” à la liberté. Donc si vous voulez, dire non ce n’est pas uniquement négatif. Mais j’ajoute, les conditions ne sont pas les mêmes. Moi je vois deux forces de barbarie. La première c’est la vieille barbarie qu’on connaît depuis le début de l’histoire : c’est la haine, c’est le mépris, c’est la torture, c’est le massacre ; et cette barbarie nous envahit de partout. Elle a déferlé en Syrie, elle continue de déferler au Moyen-Orient, et Daesh, tout ça, c’est un exemple de pointe de cette barbarie. Nous avons cette barbarie, et souvent, quand on est victime de la barbarie, on devient nous-même barbare contre les barbares : c’est un phénomène de contamination. Donc vous avez cette barbarie.
Mais vous avez une deuxième barbarie qui est née à l’intérieur de notre civilisation si développée, qui est la barbarie froide et glacée du calcul et du profit. Les politiques aujourd’hui, qui se croient dans le réalisme, sont dans une bulle. Ils ne savent pas ce que vivent les gens, ce que sentent les gens, ils se croient réalistes et croient que les autres gens qui font du bio, de l’agriculture bio, des coopératives, ce sont des idéalistes, au contraire. Donc si vous voulez, on est dans un monde où les choses se dégradent, pas seulement de l’extérieur. Alors résister, c’est d’abord ne pas marcher là-dedans. Manger bio, c’est une petite façon de résister. Ne pas acheter des produits qui n’ont aucun sens, sinon purement mythologiques, la publicité, c’est notre façon de résister.
Et puis continuer de dire ce que l’on croit, ce que je fais dans mes écrits, dans mes paroles, c’est ma propre façon de résister. Mais vous savez, la Résistance on était très peu nombreux au début, on est devenu la majorité le dernier jour seulement.
Mouloud : C’est pareil pour ici, on est très peu nombreux.
Edgar : Donc si vous voulez, le problème est de ne pas avoir peur d’être une minorité. À cette époque, j’avais des amis qui étaient arrêtés, qui étaient torturés, le pays souffrait, j’étais bien dans ma peau. J’étais heureux, dans un pays malheureux. Pourquoi ? Parce que je faisais quelque chose qui me semblait juste et bien. Résister, c’est ça.