Quelques mots sur Édouard Louis
(à propos d’un article de « L’Obs » et plus généralement des procédés médiatiques dont il est le révélateur)
L’article publié ce matin (samedi 11 février 2017) sur le site de « L’Obs », sous le titre « Affaire Édouard Louis : une conversation sur Facebook sème le trouble », contient de si nombreuses affirmations et de si nombreuses allégations si éloignées de la vérité (c’est une habitude, semble-t-il, chez cette journaliste du « service enquête » – mon dieu, quel journalisme ! quelles enquêtes !! on a l’impression que c’est inspiré par un dieu méchant attaché à discréditer ce journal un peu plus qu’il ne l’est déjà) qu’il m’a semblé nécessaire d’apporter quelques précisions.
J’ai en effet téléphoné à cette journaliste, jeudi en début d’après-midi, pour la simple raison, comme je le lui ai dit dès le début de la conversation, qu’Edouard Louis se trouvait en Angleterre à l’occasion de la sortie de la traduction de son premier roman, The End of Eddy, et qu’il était, à ce moment même où je lui parlais, dans le train entre Manchester et Bristol. Le réseau était mauvais, il avait des difficultés à rédiger et à envoyer les réponses aux messages de cette journaliste, qu’il venait de découvrir en se rendant de son hôtel à la gare de Manchester, et qui, insistait-elle, nécessitaient qu’il y soit répondu sans délai, puisqu’elle lui annonçait qu’elle mettrait son article en ligne dès le lendemain (à la fin de l’après-midi, une fois arrivé à Bristol, Édouard devait rencontrer des journalistes anglais, participer à un débat dans une librairie, dîner avec les libraires, et il ne lui serait dès lors plus possible de répondre aux messages de l’enquêtrice – enquêtrice, vraiment ? On n’est pas très regardant à « L’Obs », visiblement !
Edouard m’a donc envoyé en urgence quelques SMS. Et je lui ai dit que j’allais répondre pour lui.
Comme le souligne l’enquêtrice de « L’Obs », et pour une fois, c’est vrai, elle n’avait pas du tout sollicité mon appel : ce qui est assez étrange, d’ailleurs, dans la mesure où toute enquêtrice qui « enquête » dans le cadre de cette affaire devrait commencer par solliciter mon témoignage. Non pas que je tienne à parler à ce genre d’enquêtrices. J’ai refusé toutes les demandes, innombrables, et qu’elles aient été malveillantes ou bienveillantes, qui m’ont été adressées depuis qu’Édouard est entré dans le paysage littéraire français puis international, sauf une, il y a quelques années, venue d’ailleurs du même journal, ce que j’ai amèrement regretté par la suite, étant donné que le résultat de l’« enquête » de l’enquêteur d’alors avait débouché sur une série de contre-vérités et de déformations grossières de la réalité qu’un examen rapide de quelques minutes suffisait pourtant à réfuter point par point. C’était à peu près du niveau du « Courrier Picard » ! Oui ! Du « Courrier Picard » ! C’est dire… Mais n’entrait-il pas dans le cadre de l’ « enquête » de cette nouvelle enquêtrice de prendre contact avec moi (ce qu’elle aurait dû faire, au moins, pour son premier article, puisque le roman d’Edouard Louis, Histoire de la violence, décrit la scène dans laquelle il me raconte l’agression qu’il vient de subir, quelques heures à peine après qu’elle s’était produite, et que je l’accompagne ce soir-là au commissariat pour porter plainte – tout ce qui figure dans ce roman sur cet épisode est parfaitement exact, comme l’est tout ce qui est consigné dans ce livre).
J’ai donc appelé cette journaliste pour lui dire qu’Édouard Louis démentait formellement avoir tenu les propos qui lui étaient prêtés dans un document versé au dossier par l’avocate de la personne mise en examen. Non seulement il n’avait jamais tenu de tels propos – les propos qui lui sont prêtés dans ce document, qui est la capture d’écran d’un échange privé sur Facebook entre deux personnes qu’il ne connaît pas – sont si extravagants et si saugrenus qu’on se demande comment quelqu’un, même une enquêtrice peu sérieuse de « L’Obs », a pu les prendre un instant au sérieux, mais surtout, il n’a jamais eu de conversation avec celui qui les lui attribuait et qui prétendait les rapporter dans un échange FB nocturne à un autre interlocuteur – intéressé de très près au dossier. Et je lui ai donc dit qu’Édouard se demandait comment il aurait pu dire tant de choses si personnelles, si intimes, etc., à quelqu’un avec qui il n’avait jamais eu la moindre conversation, si ce n’est quelques mots échangés lors d’une signature dans une librairie, où ce prétendu « témoin » était venu lui demander de lui signer un exemplaire d’un de ses livres.
Or, convoqué par la juge d’instruction, ce « témoin » (il ne s’est pas rendu à la convocation), s’est rétracté, a reconnu qu’il avait menti (lors de cet échange privé sur FB, qui s’était retrouvé sur le bureau de la juge), qu’il s’excusait… Cela n’a pas découragé l’enquêtrice de « L’Obs », qui publie tout de même son article en parlant d’un « trouble » dans l’affaire en raison de propos tenus sur Facebook, par « une connaissance d’Édouard Louis ». Mais précisément, NON : pas une connaissance !
Quel est donc ce « trouble » ? Quelqu’un a raconté des absurdités dans une conversation privée sur Facebook, pour laisser croire qu’il était un ami d’Édouard. Celui à qui il racontait ces absurdités les a communiquées à l’avocate de la personne mise en examen ou à la juge, ce qui a conduit celui qui avait raconté ces absurdités à admettre qu’il avait tout inventé, et qu’il ne connaissait pas Édouard.
Et le résultat ? Oui, le résultat ?? Eh bien, encore un article de cette journaliste pour soupçonner à nouveau… Édouard Louis… d’avoir menti… N’y a-t-il donc aucune limite à la manipulation des éléments du dossier, en dépit des documents disponibles, des témoignages confirmés ? Si l’on peut parler de « trouble », c’est celui que suscite l’acharnement fort suspect de cette journaliste à vouloir présenter Édouard Louis comme quelqu’un qui a menti, alors que, en l’occurrence, il est le seul à avoir dit la vérité d’un bout à l’autre.
[Il est également exact que j’ai demandé à cette journaliste de ne pas prendre de notes pendant cette conversation au téléphone avec elle. Ayant entendu le bruit de son clavier, je lui ai demandé de ne pas prendre de notes – je me méfiais de la manière dont elle allait restituer mes propos, et son nouvel article montre à quel point j’avais raison de me méfier. Je lui ai dit que je l’appelais simplement pour lui dire que j’allais lui envoyer un message écrit dans lequel je lui transmettrai un certain nombre de remarques et d’informations, qu’elle pourrait utiliser comme bon lui semblerait.
Je ne lui ai évidemment pas dit : « Je vais écrire à vos rédacteurs en chef » (quelle phrase ! on voit quelles sont ses méthodes : cette manière de déformer les faits, les conversations, pour leur donner une tonalité ou une coloration totalement différentes de celles qu’ils avaient dans la réalité) mais, ayant eu l’occasion de constater comment elle arrangeait les choses à sa manière dans son précédent article – je vais y revenir – je lui ai précisé que j’allais forwader les remarques que je lui envoyais au directeur de la rédaction et à plusieurs responsables de son journal, afin qu’ils soient en mesure de vérifier si ce qu’elle allait faire de ce que je lui envoyais correspondait à ce que je lui envoyais]
J’ai alors dit à cette journaliste : « J’en profite pour vous transmettre, à la demande d’Edouard, un document que, bizarrement vous ne mentionniez pas dans votre précédent article, et qui est le résumé de l’ordonnance, rendue par la Chambre de l’instruction, de mise en liberté de la personne mise en examen ». Elle m’a répondu : « Ce n’est pas la peine, je l’ai déjà ».
Je n’avais guère de doute sur ce point. Mais cela confirme qu’elle sélectionne dans les éléments dont elle dispose ce qui lui permet de suggérer qu’Édouard Louis a menti – ce qui se résume à un seul élément : la personne mise en examen nie les faits -, et qu’elle se garde bien de citer les documents qui attestent qu’il n’a pas menti du tout. Elle essayait de faire accroire que si la Chambre de l’instruction mettait fin à la détention provisoire du mis en examen, cela signifiait que les magistrats doutaient désormais de la véracité du récit d’Édouard Louis. C’était le sens de tout son article, du début à la fin. Or les magistrats disaient explicitement le contraire.
Voici ce que les avocats d’Édouard Louis lui écrivaient pour l’informer de cette ordonnance de mise en liberté :
« La Cour a considéré qu’en dépit des indices graves et concordants démontrant que le mis en examen a commis les faits, la détention provisoire n’est plus justifiée par les nécessités de l’instruction, et que les obligations du contrôle judiciaire sont suffisantes à titre de mesure de sûreté ».
(Elle avait donc ce document ? Elle n’en a pas fait état ?? Et même, elle a fait dire à la décision des juges à peu près le contraire de ce qui y était énoncé, en s’arrangeant pour que personne n’en connaisse le contenu ??? Ah !!! Et c’est une journaliste ? Du service « enquête » ?? de « L’Obs » ??? Ah !!! J’avais conseillé à Edouard de publier ce document après le premier article de cette journaliste, du « service enquête » de « L’Obs », mais il voulait échapper à cette histoire, et il est parti à l’étranger. Voyant aujourd’hui que l’enquêtrice du « service enquête » de « L’Obs » persiste dans sa campagne contre lui, il s’est décidé à le publier sur page Facebook, ainsi que d’autres documents fort édifiants).
Mentir par omission, et un peu plus que par omission, quand on publie une « enquête », n’est-ce pas… un peu mentir aussi, madame l’enquêtrice du « service enquête » de « L’Obs » ?
Certes, personne ne songerait à reprocher à l’enquêtrice de « L’Obs » d’avoir voulu donner la parole à la personne mise en examen dans cette affaire. Mais faire comme si cette parole exprimait une quasi incontestable vérité… qui aurait été confirmée par la remise en liberté décidée par les magistrats, etc., ce n’est plus la même chose. C’est de la désinformation délibérée et systématique.
La question qui se pose est la suivante : pourquoi un tel parti pris contre Édouard Louis ? Est-ce que parce qu’Édouard ne s’est pas soumis au pouvoir que ce journal croit détenir sur tout un chacun en refusant à tout un chacun le droit de répliquer ? Édouard a démoli, pulvérisé, ridiculisé même, l’enquête, aberrante, qui avait été menée sur son premier roman, En finir avec Eddy Bellegueule. Péché irrémissible que, semble-t-il, il va devoir payer longtemps (pour autant que « L’Obs » avec son « service enquête » et ses enquêtrices, dure encore longtemps).
Un dernier point (il y en aurait tant d’autres à aborder, pour défaire une à une toutes ces contre-vérités accumulées… Pour répondre à chaque phrase fausse, il faudrait des paragraphes et des paragraphes… Il faudrait y passer des heures… et je manque de temps ; je suis en train d’établir le texte d’un entretien pour une revue allemande, je m’apprête à partir en Autriche pour un débat au Bruno Kreisky Forum, je prépare une conférence que je dois donner à Londres… Alors je me contente d’aller à l’essentiel).
La journaliste accorde une grande importance à l’expertise psychologique. Il faudra un jour qu’Édouard raconte cette expertise. Ce serait à mourir de rire, si ce n’était dans de telles circonstances. C’est plutôt la psychologue qui mériterait d’être expertisée, son inconscient, ses phobies, étant donné les propos qu’elle lui a tenus pendant cette expertise (« J’espère que vous ne fréquentez pas le milieu homosexuel, c’est un milieu très destructeur… » ; « On peut être homosexuel sans être une caricature », et j’en passe et des pires.). Mais arrêtons-nous sur un point, qui est la conclusion de l’extraordinaire échantillon de littérature psychologique qui en est résulté : Édouard Louis, perdu dans son imaginaire littéraire, ne sait plus faire la différence avec la réalité. Ouhh… Voilà qui est dit ! Une experte, on nous l’assure ! Elle a les titres pour cela ! Elle est même payée pour cela. Mais le 25 décembre 2012, ce n’est pas dans un roman qu’Édouard a rapporté les faits qui venaient de se produire : c’est dans le cadre d’une déposition devant des officiers de police judiciaire. Son récit a été corroboré, n’en déplaise à la psychologue, toute experte qu’elle soit – qui voulait surtout savoir quels étaient ses rapports avec son père ! On se demande comment une telle pseudo-science peut encore sévir dans le cadre des dispositifs judiciaires. Foucault parlait à propos de l’expertise psychologique devant les tribunaux d’une pseudo-science « ubuesque et grotesque ». Il avait bien compris ce qu’est la violence du savoir/pouvoir de la « fonction psy » –, le récit d’Édouard, a été corroboré donc, par deux expertises médicales (attestant la gravité de l’agression). A ce moment-là, Édouard n’avait publié aucun livre, il n’avait aucun contrat avec un éditeur… Histoire de la violence a été écrit en 2015 et a paru en janvier 2016. Dans ce roman Edouard essaie de rendre compte de tous ces processus qui vont de l’agression subie à la mise en route de la mécanique policière et judiciaire, avec toutes les étapes d’un interminable parcours, et la perspective, au bout du compte, d’un procès auquel il lui faudra assister, dans lequel il lui faudrait témoigner… Il dépeint l’angoisse que cela reproduit au jour le jour. Il explique pourquoi il avait envie que cela finisse.
Perdu dans « l’imaginaire », Edouard ? Pourtant, moi, je l’ai vu quelques heures après les faits. Il était en état de choc. Et les terrifiantes marques violacées qu’il avait sur le cou n’avaient rien d’imaginaire. J’en étais bouleversé. Geoffroy de Lagasnerie était également présent. Il peut confirmer ce que j’écris ici. Nous avons accompagné Édouard au commissariat.
Parce qu’il voulait que cette procédure s’arrête, parce qu’il souhaitait sortir du cycle des convocations, des expertises, des courriers d’avocats, des pièces à fournir, de tout ce temps que tout cela demande, parce qu’il aspire à retrouver la sérénité qui lui permettrait de recommencer à écrire, Édouard a dit à la psychologue – espérant assez naïvement que cela suffirait à mettre un terme à la procédure – que cela n’avait pas été important pour lui, qu’il n’y avait pensé que pendant une quinzaine de jours. Je lui avais déconseillé, avant qu’il ne se rende à ce rendez-vous, de raconter de telles bêtises à une psychologue. « Ne fais surtout pas confiance à une psychologue », lui ai-je recommandé. Évidemment, elle l’a cru, alors que, sur ce point, il ne disait pas la vérité. Évidemment, elle ne l’a pas cru – elle a décidé de pas le croire – quand il la disait, quand il lui a dit et répété que son récit des faits s’était toujours tenu au plus près de la vérité ! Quelle psychologue, en effet !!!
La vérité, c’est qu’Édouard ne veut pas envoyer quelqu’un en prison. Oui. Parce que la répression, le système carcéral, etc., cela lui fait horreur. Oui. Mais surtout, surtout, surtout… la vérité, c’est qu’il vit dans un état permanent de terreur depuis ce jour. Et c’est pourquoi il a refusé la confrontation avec celui dont la simple évocation du prénom déclenche en lui des tremblements, des réactions de panique. Il ne voulait pas, ne pouvait pas se retrouver face à face avec celui dont il n’a cessé d’avoir peur, au point d’en faire des cauchemars depuis cette date, qui le réveillent chaque nuit.
Non, Édouard ne ment pas. Édouard a peur. Édouard a été et reste traumatisé par cette histoire. Est-ce si difficile à voir ? Est-ce si difficile à comprendre ?
Didier ERIBON
Paris,
11 février 2017
Revoir notre conversation avec Édouard Louis dans le Gros Journal de Mouloud Achour :
Interview de Edouard Louis, version longue – Le… par legrosjournal