Alison Rapp, une ancienne employée de Nintendo, a été l'objet d'une campagne de harcèlement, à la suite d'une polémique sur la traduction de jeux vidéos pour le public américain. Ses proches ont également été visés, et la jeune femme doit encore faire face à des menaces. Derrière ces méthodes ? Un mouvement, le GamerGate, qui persiste depuis 2014.
Alison Rapp a 27 ans. En 2013, après un passage dans la presse spécialisée, elle est embauchée au marketing de la filiale américaine de Nintendo, en tant que responsable produit. Plus précisément, à Treehouse, division de Nintendo en charge de la traduction des jeux du géant japonais pour le public international, principalement américain. La jeune fille a l’occasion de travailler sur des jeux phares de Nintendo comme The Legend of Zelda ou Yoshi’s New Island. Une carrière prometteuse, donc. C’était sans compter une récente polémique, depuis laquelle tout a basculé.
Fire Emblem Fates sort aux États-Unis entre février et mars 2016. C’est le dernier épisode d’une saga vidéoludique japonaise culte, qui s’est ouverte sur le tard à un public international. Le jeu sort en plusieurs versions, et reçoit un bon accueil critique. Mais une particularité de la traduction va créer la discorde. Dans la version américaine de cet opus, Treehouse décide en effet de ne pas insérer un passage controversé : un personnage lesbien buvant une potion pour se “convertir” à l’hétérosexualité. Plus tôt en fin d’année 2015, la version américaine du jeu Xenoblade Chronicles X avait fait également l’objet d’une légère modification dans les tenues de ses personnages féminins, et une option permettant d’ajuster la taille de leurs seins avait été retirée. Après cette affaire, le changement dans l’histoire de Fire Emblem Fates fait office de goutte d’eau qui fait déborder le vase. Certains joueurs voient en effet dans ce type de choix une trahison de l’entreprise, et une attaque directe.
Alison Rapp, qui travaille alors comme porte-parole de l’entreprise, est prise pour cible principale de cette colère. Les insultes fusent, et très vite, une véritable campagne se met en place, visant à la discréditer aux yeux de Nintendo. Un de ses essais, sur la question de la pédo-pornographie au Japon, écrit en 2012, ressort et des joueurs font pression sur la maison mère pour licencier la jeune femme. Treehouse finit par la mettre à pied peu de temps après cette polémique. La rumeur veut alors qu’elle soit licenciée pour calmer la colère des fans. Mais la compagnie indique qu’Alison Rapp cumule un autre travail, qui serait la raison de son départ. Elle assume mais dénonce la frilosité de l’entreprise sur de nombreux points. Mais, malheureusement pour elle, l’histoire ne s’arrête pas là.
“Voici le monde que nous avons créé”
Depuis son licenciement, quelques internautes zélés ont tenu à découvrir quel était ce deuxième travail, et à dévoiler la vie privée d’Alison Rapp. En analysant et comparant des détails sur des images postées par l’ancienne employée de Nintendo, les joueurs en colère ont fini par révéler qu’elle travaillait comme escort-girl sous le pseudonyme “Maria Mint”. La jeune femme a fini par réagir sur Twitter, en racontant l’ampleur que le harcèlement a pris.
I’m not going to say anything more about this right now, but just fyi, they’re doxxing my family as we speak. This is the world we’ve made.
— smol pterodactyl (@alisonrapp) April 10, 2016
« Je ne dirai rien de plus sur [cette affaire], mais sachez qu’ils doxxent ma famille au moment où je vous parle. Voilà le monde qu’on a créé. » écrit-elle le 10 avril. Le « Doxxing », c’est-à-dire la révélation publique d’informations de la vie privée d’une cible, est une méthode classique de harcèlement en ligne. Certains internautes sont allés jusqu’à faire de fausses déclarations à la police à l’encontre d’Alison Rapp. Ils contactent les membres de sa famille, même étendue, ses amis, leurs employeurs, pour faire durer la pression.
Ce « monde » auquel la jeune femme fait allusion est celui d’une communauté de professionnels et de passionnés du jeu vidéo, qui se déchire depuis deux ans. Le harcèlement sans relâche que subit aujourd’hui Alison Rapp n’est qu’un effet collatéral d’une longue polémique.
Le Gamergate, deux ans déjà
À l’origine du mouvement, une controverse née à l’été 2014. En août de cette année là, un dénommé Eron Gjoni publie un long texte dénonçant Zoé Quinn, une développeuse indépendante de jeux vidéos, et son ex petite amie. Il l’y accuse d’adultère, de mythomanie, et d’avoir échangé des faveurs sexuelles contre des critiques positives pour son dernier jeu. La communauté des joueurs rentre alors en crise : une grande partie soutiennent Eron Gjoni et rentrent en prétendue guerre pour “l’éthique dans le journalisme de jeux vidéos”.
Sous couvert d’une bataille morale, les joueurs se rassemblent vite sous la bannière des hashtags #GamerGate et #NotYourShield pour attaquer des femmes. Le mouvement naît sur 4chan mais prend vraiment son envol sur Reddit et Twitter. Ils voient dans cette crise l’opportunité de dénoncer un mouvement de fond : le monde du jeu vidéo serait infiltré par la bien-pensance et le féminisme. La représentation des femmes et des minorités dans l’art vidéo-ludique pose problème, et de plus en plus de voix s’élèvent. Pour le GamerGate, les développeurs plieraient aux moindres désirs de “Social Justice Warrior” (SJW – guerriers de la justice sociale) au double discours. Une hypocrisie militante incarnée à l’époque par le cas Zoé Quinn.
La polémique enfle et dépasse bien vite le cadre de l’affaire Zoé Quinn. La guerre devient quasi idéologique, et les victimes du mouvement Gamergate se multiplient. Les mêmes méthodes reviennent : harcèlement, doxxing – la révélation de données personnelles – menaces de mort. Les femmes sont les premières visées par des internautes déterminés, à l’instar d’Anita Sarkeesian, youtubeuse qui dénonce les clichés sexistes dans les jeux vidéos et devient vite un bouc émissaire du Gamergate.
Deux ans que la polémique dure. Le GamerGate a connu ses pics, ses retombées, et la couverture médiatique s’est aujourd’hui un peu essoufflée. Mais sur Internet des substrats de cette petite révolte conservatrice restent. Les joueurs qui s’attaquent aujourd’hui à Alison Rapp ne représentent qu’une minorité. Mais une minorité déterminée, entièrement dévouée, et dangereuse. L’idée que la jeune femme ait pu être tenue responsable pour les choix faits sur les jeux Fire Emblem Fates et Xenoblade Chronicles X paraît complètement saugrenu. Alison Rapp était en charge du marketing, et a réaffirmé à de nombreuses reprises n’avoir eu aucun mot à dire dans le processus de traduction. Mais le GamerGate fonctionne par obsessions tout aussi illogiques que misogynes. La nouvelle tactique consistant à déterrer des dossiers passés pour harceler au présent fait froid dans le dos. Mais bien sûr, il ne faut pas oublier : tout ça, c’est avant tout une question d' »éthique dans le journalisme de jeux vidéos ».