L'association humanitaire musulmane "BarakaCity" accuse La Chaîne Parlementaire d'avoir utilisé les images d'une de ses campagnes en Syrie pour illustrer un documentaire sur le djihadisme, diffusé dimanche 19 avril.
« Djihad 2.0 »
Dimanche 19 avril, à 20h30, La Chaîne Parlementaire (LCP) diffusait, dans le cadre de son émission « Grand Écran », un documentaire réalisé par le journaliste Olivier Toscer. Intitulé « Djihad 2.0 », le film vise à décrypter (voir le communiqué de presse de la chaîne) la propagande sur Internet des terroristes de l’organisation « État Islamique ».
Musique, ralentis, logos… : le documentaire analyse le soin mis par les terroristes dans l’élaboration et la diffusion de leurs vidéos. À l’aide de plusieurs experts de la question, il déconstruit le discours de Daesh, explore ses mutations, et identifie les cibles de cette propagande, insistant notamment sur la diversité des profils visés par l’organisation.
La séquence en cause
À 18 minutes, un expert affirme : « On a vu des personnes partir avec des motivations très variées. Certains évoquaient des motivations humanitaires, de bonne foi hein ». L’analyse est immédiatement suivie d’une séquence montrant un homme au visage flouté qui affirme, face caméra : « On va essayer de parcourir un petit peu la Syrie pour pouvoir apporter des aides le plus rapidement inch’allah, continuez à nous suivre et continuez à donner parce que vos dons nous permettent d’apporter ce type d’action (il désigne un camion) : 10 000 couvertures ». Sur un autre plan, juxtaposé à celui-ci, un homme affirme : « Après ici la différence c’est que c’est de l’intérieur, c’est Bachar qui tue sa population ».
La voix off commente : « Petit à petit, le message évolue. Les recruteurs passent de l’aide aux enfants syriens à l’étape suivante : la lutte armée contre le régime du dictateur Bachar Al-Assad ». S’ensuivent à nouveau des images sans commentaires où un homme en treillis détruit le portrait du président syrien.
À cette séquence en Syrie succèdent des explications sur le pays, puis un focus sur le personnage d’Omar Omsen, « l’un des rabatteurs les plus efficaces sur Internet ».
Le président de l’ONG BarakaCity se reconnaît dans la séquence
Sauf qu’à l’heure de la diffusion du documentaire, l’homme flouté à l’écran se trouve devant sa télévision… Et n’en croit pas ses yeux. Cet homme, c’est Idriss Sihamedi, fondateur et président de l’association française BarakaCity. L’extrait vidéo intégré dans le documentaire est en fait une série de passages isolés et remontés d’une campagne de son ONG, appelée Imagine et déjà vue plus d’une centaine de milliers de fois sur YouTube, où il se montre face caméra, à visage découvert, lors d’un voyage en Syrie – « un voyage humanitaire en juin 2014, qui a duré une dizaine de jours », précise-t-il.
Quelques minutes avant la diffusion du documentaire, Idriss Sihamedi dit avoir appris par l’une des donatrices de son association qu’il figurait dans le documentaire, au milieu de toutes les vidéos de propagande djihadiste. Il dit avoir « découvert les images devant la télévision ».
« Je tombe de haut », s’exclame-t-il au téléphone. « Parce que je suis musulman, parce que que nous sommes une organisation avec des principes islamiques, on est affilié à des actes qu’on a jamais représentés ni de près ni de loin. Du jour au lendemain – parce qu’on est musulmans – on est affiliés au djihad ». « Ce qui me choque, c’est que ce n’est même plus M6 : c’est une chaîne gouvernementale qui instrumentalisme nos images ». « Oui, on était présents en Syrie par le biais d’un autre organisation humanitaire qui est connue, mais on a tout fait dans les règles de l’art, on a apporté des aides aux populations », ajoute-t-il.« Ce que le reportage ne dit pas, c’est que le premier pays où on a oeuvré, c’est le Togo. C’est un pays principalement animiste et chrétien, qui ne compte que 17% de musulmans ».
Créée en 2010, l’association humanitaire BarakaCity est très populaire, notamment sur les réseaux sociaux (elle compte près de 40 000 abonnés sur Twitter, plus de 400 000 sur Facebook). Sur son site, BarakaCity se présente comme une « association humanitaire et de bienfaisance basée sur les valeurs islamiques, qui a pour vocation d’aider les populations les plus démunies dans le monde ». Elle s’est faite connaître – et critiquer – pour son fonctionnement atypique, qu’il s’agisse de son circuit fermé ou de ses méthodes de communication très directes, qui reprennent « les codes hollywoodiens » selon Marianne. « Je suis dans la communication pendant dix ans, évidemment que je connais mon métier », rétorque Idriss Sihamedi. « Mais hollywoodien, ça sous-entend qu’il y a une mise en scène. On part avec des caméras, on montre ce qu’on voit. Alors quand je vois des cratères en Syrie causés par des scuds, ça fait peut-être hollywoodien oui, mais c’est la réalité, et je veux la montrer ». En réaction à la séquence du film de son association, découpée et remontée dans le documentaire « Djihadisme 2.0 », Idriss Sihamedi compte porter plainte pour diffamation.
Olivier Toscer, le réalisateur, se défend de tout amalgame
La Chaîne Parlementaire, qui a co-produit le documentaire, a publié sur son site, dans l’après-midi de ce lundi 20 avril, un communiqué de presse intitulé « Djihad 2.0, les précisions de LCP », qui laisse entendre que ces images avaient pour seule vocation d’illustrer un propos : « Bien que le film ne cite à aucun moment Baraka City, que les intervenants soient floutés et qu’aucune accusation ne soit portée contre l’association, nous souhaitons éviter tout risque de confusion. Nous avons donc décidé de supprimer le passage incriminé, en accord avec le producteur et le réalisateur du film ».
Joint par téléphone en fin de journée, lundi, Olivier Toscer s’étonne de la virulence des réactions – BarakaCity a appelé sur Facebook à ce que tous ses soutiens téléphonent au standard de LCP à 9h30 pile, lundi matin. « Depuis hier soir, ça n’arrête pas » raconte-t-il. Notamment sur Twitter : « Ils font une capture d’écran d’une image du docu et disent que LCP les présente comme terroristes, c’est totalement faux ».
On lui demande comment un spectateur qui s’attend à ne voir que des vidéos de propagande terroriste – c’est tout de même le sujet du documentaire – peut lui-même comprendre, sans indication aucune, qu’à ce moment précis du film on lui montre les images d’une campagne humanitaire d’une association reconnue loi 1901.
« J’ai manqué de prudence » admet-il volontiers, réfutant cependant tout amalgame entre Baraka City et le djihadisme. « À aucun moment, on ne cite leur nom. (…) Notre erreur, c’est de ne pas avoir assez flouté la séquence. Il s’agissait d’illustrer le propos de l’expert, qui explique le processus de radicalisation avant d’arriver à la propagande. Regardez bien la séquence : il disait que ça se passait de différentes façons, qu’on peut d’abord d’être sensibilisé sur l’aspect humanitaire, même via des organisations de bonne foi – je dis bien « de bonne foi »: « On n’a pas suffisamment flouté ou anonymisé la séquence, c’est vrai, mais l’argument a été entendu. LCP a retiré la séquence du documentaire. Ça devrait pouvoir s’arrêter là. »
« Reponsabilité des médias »
Dimanche, la diffusion du documentaire était suivie d’un débat, auquel prenaient part Olivier Toscer, Sébastien Pietrasanta, (député PS des Hauts-de-Seine, membre de la commission d’enquête sur la surveillance des filières djihadistes) et Abdelasiem El Difraoui, politologue, sur la thématique suivante : « Quelle contre-attaque utiliser face au Djihad 2.0. ? ». Olivier Toscer y racontait sa démarche, et sa longue réflexion sur le choix des images à montrer ou non.
Grand écran : Djihad 2.0 : quelle contre-attaque ? par LCP
Sur le plateau de « Grand Écran », il explique avoir coupé la musique des vidéos qu’il diffuse dans son documentaire, car il la jugeait trop « envoûtante ». Au téléphone, on ne peut s’empêcher, de lui faire remarquer que lui-même a placé une mélodie de piano sur les images, a posteriori, alors que la voix off énonce le nombre de français qui rejoignent chaque semaine la Syrie et l’Irak et deviennent à leur tour des agents recruteurs. N’est-ce pas un peu contradictoire, comme démarche, d’ajouter aux images un élément qui peut être perçu comme dramatisant ? « Non, j’assume totalement » nous répond-il. « Quand vous regardez une vidéo (avec ces chants) pendant deux heures, vous êtes pris dans l’ambiance ». « L’idée, au contraire, c’était de dé-dramatiser les images par une musique légère ».
Pendant le débat, lorsque la présentatrice lui pose la question de la responsabilité journalistique, il s’inquiète du manque de mise en contexte de l’information : « Sur Twitter, on a un certain nombre d’observateurs – entre guillemets – qui sont souvent des journalistes d’ailleurs », dit-il, « (…) qui se contentent de transmettre, comme ils sont branchés sur les comptes djihadistes, les informations données par la propagande de l’État islamique, sans juger, sans expliquer le contexte ». Contexte, ou le fin mot de cette affaire – À bon entendeur…